[Article fait maison] Élu "secrétaire général" il y a 10 ans, je reviens sur cette expérimentation en gouvernance partagée. Pour éviter toute forme de procès, précisons d'emblée que nous n'avons jamais signé la Constitution et donc qu'en vrai de vrai, nous n'avons jamais pratiqué l'holacratie...
Le problème du Président de la République, c’est pas qu’il a trop de pouvoir, c’est qu’il en a pas assez. Il est bloqué par l’Europe, il est bloqué par le Conseil Constitutionnel, il est bloqué par les médias, il est bloqué par les sondages qui sortent à 8 par jour, il est bloqué par tout.
N. Sarkozy dans le documentaire Public Sénat “Dissolution, histoire d’un séisme politique” (8 juin 2025) alors qu’on le questionne sur la verticalité pratiquée par E. Macron.
Le roi est nu
On a ici l’aveu que la pyramide hiérarchique est en carton. Après des années à se dire que “pour faire enfin changer les choses dans le bon sens, il faut que j’arrive tout en haut et je pourrai décider”, lorsqu’on arrive au sommet, on se rend compte qu’on ne pourra quasiment rien faire sans les personnes qui sont “en-dessous”, ou alors qu’il y a encore du monde au-dessus, ou à côté… Et on ne peut pas le dire ! Ce serait ruiner le prestige de la fonction et le récit d’une ascension. Imaginons un président qui ferait comme première déclaration : “bon bah, j’ai fait le tour du propriétaire… Je vois bien qu’à chaque fois que je propose un truc, on me dit que c’est pas possible. On va fonctionner autrement en officialisant le fait que je deviens facilitateur, un “servant leader” au service du collectif plutôt que président jupitérien omnipotent”. On s’imagine le tollé sur l’inconsistance de la présidence, l’aveu de faiblesse, le manque de poigne…
C’est en commençant à prendre conscience de cette illusion du pouvoir que je suis arrivé au sommet du Sgen-CFDT Pays de Loire, il y a 10 ans. En me retournant sur le chemin parcouru je me dis que j’ai initié une rencontre entre une technologie sociale et un collectif mûr pour se l’approprier. Ce changement de paradigme s’est fait (se fait) plutôt en douceur, j’ai l’impression, en essayant d’agir sur plusieurs choses en même temps : les pratiques individuelles, les pratiques collectives, la culture du groupe, les rituels… Pour n’en oublier aucun, nous utilisons de plus en plus la grille de lecture suivante : les quadrants de Wilber. Ils vont nous permettre de faire un tour d’horizon de ce qu’a pu nous apporter cette gouvernance partagée, sous ces 4 angles de vue.

Les quadrants de Wilber, présentés dans une vidéo par Frédéric Laloux
1) Sur le plan structurel, de l’importance de l’holarchie
Cette bascule de la hiérarchie à l’holarchie est le cœur du réacteur. Je fais l’hypothèse que personne n’aurait envie de revenir aux structures précédentes, ce qui fait que je m’autorise à parler de changement de paradigme. En voici les principes constitutifs et les effets bénéfiques induits.
Une séparation des rôles et des personnes
L’organisation en cercles et en rôles permet progressivement de ne plus se penser comme ayant un poste au sein du syndicat mais comme ayant plusieurs rôles qui s’activent selon les moments de l’année. D’autres disparaissent parce qu’on estime que l’organisation n’en a plus besoin mais c’est alors moins problématique pour la personne. Dans les organisations traditionnelles, les périmètres peuvent rapidement devenir des territoires alors que c’est largement diminué en sociocratie puisqu’une même personne peut avoir plusieurs rôles et qu’un rôle peut être tenu par plusieurs personnes (ceci dit, on peut aussi s’attacher à un rôle…). C’est d’ailleurs ce que l’on s’efforce de tenir, dans la mesure du possible : être au moins 2 dans les cercles et rôles essentiels.
Une structure organique


Quelques principes du vivant sont suivis, à commencer par l’holarchie (des cercles dans des cercles dans des cercles…). Comme des poupées russes imbriquées les unes dans les autres, un rôle est à la fois un tout et une partie de quelque chose de plus vaste. Comme des cellules, elles peuvent évoluer et disparaître.
Autre évolution pendant ces 10 ans: nous avons appris progressivement à partir du réel plutôt que de ce qu’on rêverait de faire. Concrètement, il s’agit de créer un rôle quand on en a besoin, quand une tâche apparaît récurrente, pas quand on imagine qu’on va en avoir besoin (par exemple quand on fait des grand plans sur la comète pendant 2 jours en formation et ensuite… plouf).
Dans la CFDT Education des Pays de la Loire, on retrouve principalement deux types de rôles : les rôles marronniers (les mutations, les instances, les formations…) et les rôles inopinés (l’aide aux personnels, une grève…). Être bien structurés sur le plan des marronniers permet d’être réactifs et agiles lorsque des rôles inopinés se présentent, voire s’imposent.
La prise de décision par consentement
Au fil du temps, nous avons pris l’habitude d’utiliser ce mode de prise de décision qui vient de la sociocratie et qui apporte beaucoup de fluidité.
Quand elle est pratiquée régulièrement, la prise de décision par consentement amène à s’auto-objecter avant de faire une proposition. Un nudge à empathie puisque pour imaginer des objections à ma proposition, je suis invité à me mettre à la place des autres rôles pour imaginer les contraintes qui sont les leurs et proposer des améliorations plutôt que de faire des reproches nominatifs.
2) Sur le plan culturel, la confiance à priori
La sociocratie et la gouvernance partagée c’est une mise en actes de la confiance à priori. C’est partir du principe que tout le monde vient au départ pour donner utilement de son temps et pour faire les tâches dont le collectif a besoin. On lui attribue alors un ou deux rôles identifiés et si cette personne n’arrive pas à faire ce qu’elle a à faire, des lieux sont institués (le Conseil syndical) pour apporter ses tensions et ses besoins.
Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève il le devint véritablement : pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner. Marcel Pagnol
Une telle approche permet aussi d’accueillir une diversité de profils en ayant confiance dans le fait que cela va apporter une richesse, une intelligence collective. Le syndicat général Sgen l’avait déjà dans le sang mais l’holacratie vient mettre encore plus de lumière sur l’intérêt d’avoir des personnes dont les compétences et les appétences sont différentes pour pouvoir occuper tous les rôles sans que ce soit une corvée (et pour la vaisselle, on tourne…).
Le ciment de la confiance au sein d’un collectif, c’est la transparence et l’horizontalité. Réfléchissez-y : si au travail on vous dissimule certaines infos ou si vous apprenez que des décisions ayant une incidence sur votre rôle ont été prises sans qu’on vous y associe, votre défiance risque d’augmenter rapidement. Le respect de l’intimité mais la transparence des rôles. On nous avait prévenu en formation : la structuration en cercles et en rôles peut être un miroir impitoyable pour l’organisation. Cela s’est confirmé : comme nous créons chaque rôle à partir de sa raison d’être et des redevabilités qu’on en attend, nous nous posons régulièrement la question du sens de notre action et de nos rôles. Cela peut donc être impitoyable dans le sens où ça peut venir faire le ménage dans des rôles qu’on faisait par habitude mais dont on a parfois oublié la fonction première ou même l’intérêt.
Petit moment de méta-analyse au passage : les quadrants nous permettent de comprendre ce que nous sentions de peu authentique dans le slogan « l’école de la confiance ». Oui notre école aurait plus que jamais besoin de confiance et de câlins et M. Blanquer l’avait compris mais tout cela manquait cruellement de preuves d’amour. De la considération et de l’autonomie, par exemple, plutôt que de la verticalité, des évaluations et du contrôle à tous les étages. Il y avait donc incohérence entre les valeurs affichées officiellement (quadrants de gauche) et les pratiques qui produisaient l’inverse (quadrants de droite).
3) Sur le plan de l’éthique personnelle et du savoir-être
Nous n’aurions pas pu mettre tout cela en place si nous n’avions pas partagé un certain nombre de valeurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que le recrutement au sein de notre Conseil Syndical, comme dans beaucoup d’endroit, se fait principalement par cooptation. Cela ne me dérange pas tant que c’est assumé et transparent. Ces valeurs communes sont celles de la CFDT (émancipation, solidarité, égalité, démocratie) mais j’y ajouterais quelques points communs qu’on retrouve dans une majorité de profils de notre équipe régionale (au-delà de prof de SVT ;-).
Le postulat d’éducabilité
Nous avons ceci en commun que nous pensons que tout le monde peut progresser toute sa vie. En commençant par nous l’appliquer à nous-mêmes et à proposer tous les ans des formations internes pour cheminer ensemble. Mise au vert, journées de formation, peu importe le format, cela me semble essentiel pour garder le fil, s’assurer qu’on a toujours la même boussole, des valeurs partagées, en actes.
Radicalement nuancés
Dans un monde très binaire, noir ou blanc, vous êtes sommé de choisir votre camp. Si vous apportez des nuances, vous serez qualifié·e soit de naïf·ve, soit de traître. Naïf·ve pour celleux qui vous pensent de leur côté. Traîtres à la cause si c’est dans le camp adverse qu’on vous case.
À l’écoute
Lorsque Bernard Marie Chiquet était venu nous former à l’holacratie en 2015, notre équipe avait été séduite par un certain nombre d’outils et rituels se rapprochant de la pédagogie institutionnelle mais elle avait tiqué sur un point gênant: il insistait sur le fait que l’holacratie était un espace non-humain. Comme si on pouvait séparer le cognitif et l’affectif (regardez la série Severance si le sujet vous intéresse) et ne s’intéresser qu’aux quadrants de droite. Encore moins crédible dans les métiers de l’humain et du care. Nous avons donc poursuivi parallèlement des formations concernant les quadrants intérieurs (les quadrants de gauche) en nous formant en équipe à l’écoute émotionnelle. Une aventure marquante de 2 fois 6 jours.
J’ajouterais qu’on peut faire l’hypothèse qu’un des facteurs de stabilité et de globalement bonne santé de notre équipe est que nous avons toutes et tous autre chose dans notre vie que nos rôles syndicaux et que cela permet de ne pas tomber dans les travers du sacerdoce, de la confiscation du pouvoir et autres phénomènes de domination.
Enfin, vous saviez qu’il existait une charte éthiques des élus mandatés et responsables CFDT ? Elle est ici : https://www.cfdt.fr/upload/media-library/2025/01/13/023a4dc7-7337-4a4c-9847-580db1f9b230.pdf
4) Sur le plan des comportements et du savoir-faire

Sortir d’une posture de chef
Frédéric Laloux en fait une condition sine qua non pour basculer complètement d’un paradigme à l’autre : que la direction lâche officiellement et réellement le pouvoir. Conséquences concrètes au quotidien : il a fallu déléguer jusqu’au bout c’est accepter de laisser toute autorité à une personne sur ce qu’elle a à faire et donc que tout ne soit pas fait comme je l’aurais imaginé. Et en même temps, quel gain de temps et quel allègement de charge mentale de ne plus avoir à donner son avis sur tout, ou à faire semblant d’en avoir un… Comprendre que si tout le monde fonctionnait comme moi, ce serait fatigant. Je me fatiguerais moi-même. Un chef est un peu habitué (et flatté ?) à être consulté et à donner son avis sur tout et il lui faut aussi parfois résister à répondre aux sollicitations lorsqu’on passe à un autre fonctionnement. Ce qui consiste à se forcer à laisser ses collègues trouver ses solutions.
Sortir d’une posture d’exécutant·e
Pour les oiseaux d’en bas, elle peut être très confortable cette posture… Jamais tenu·e pour responsable, certains peuvent avoir installé comme réflexe d’aller systématiquement demander à son « n+1 » s’il ou elle doit prendre un risque. La responsabilité est livrée avec la liberté…
J’ai d’ailleurs observé un phénomène : lorsque vous confiez une responsabilité pesante à une personne, comme, par exemple, envoyer une Newsletter à 40 000 personnels de l’académie), à moins d’être complètement mégalo ou inconscient (revoyez alors vos processus de recrutement…), cette personne viendra demander des conseils autour d’elle, elle se fera relire.

Parfois leader, parfois suiveur. Parfois leadeuse, parfois suiveuse.
C’est finalement la situation la plus agréable à vivre et la meilleure indicatrice d’un réel partage du pouvoir : lorsque chacun·e est amené.e à être parfois leadeuse, et parfois suiveur. Excitant parfois de mener un projet de A à Z. Reposant parfois de se contenter d’exécuter les ordres.
Tout ceci entraîne que les gens apprennent à formuler des demandes d’aide et à exprimer leurs besoins depuis leur rôles, ce qui fluidifie considérablement les échanges et encourage l’entraide.
Enfin, deux pratiques issues de la gouvernance partagée nous ont permis de cimenter la confiance entre tout le monde : la sollicitation d’avis et les 3 filtres de Socrate
La sollicitation d’avis
Voilà un dispositif encourageant le travail collectif puisqu’il se résume comme suit : chacun peut décider de tout, à condition d’avoir demandé l’avis 1) de celles et ceux dont c’est le domaine d’expertise et 2) de celles et ceux dont les rôles pourraient être concernés.
Autre posture connexe à acquérir : ne donner son avis que si on nous le demande.
Les 3 filtres de Socrate
Avant d’entamer une discussion au sujet d’une personne qui ne serait pas présente, Socrate recommande de se poser 3 questions : »est-ce que ce que j’ai à dire sur cette personne est vrai de source sûre ? Est-ce que ce que j’ai à dire sur cette personne est utile ? Est-ce que ce que j’ai à dire est bon ? »
Il me semble important de s’appliquer cette hygiène de la relation. Je vois là la genèse de beaucoup de phénomènes de boucs émissaires.
Voyant de nettoyage de filtres dans un collectif (signaux faibles) : le chuchotement dans les couloirs ou des conversations qui s’arrêtent quand certaines personnes arrivent.

Ce que nous pratiquons en réalité : une mixtocratie.
On pourrait également l’appeler adhocratie : selon les circonstances, on utilise la prise de décision qui nous semble la plus adaptée. Ou encore stigmergie : à la manière d’une fourmilière nous nous auto-organisons en laissant des traces (dans Oscar… private joke).
S’il s’agit d’une urgence, on tranche avec au moins un ou deux avis de pris et/ou la jurisprudence. On peut aussi passer par des sites de type Balotilo pour faire de votes rapides et sécurisés au sein du Conseil Syndical.
Lors d’une discussion, si le consensus semble apparent, on sent l’acquiescement général et on l’annonce pour le vérifier.
Nous avons également expérimenté le vote au jugement majoritaire pour trancher entre 5 options (5 propositions d’affiche, par exemple).
Si une décision concerne une ou plusieurs personnes, on vote à bulletin secret.
On laisse toute autorité à chacun·e dans son rôle. Nous nous sommes rendus compte que nous avions intérêt à veiller à ce que les redevabilités soient très peu contraignantes en terme de méthodes lorsqu’on rédige un nouveau rôle. Pour que chacun sache ce qu’il ou elle a à faire mais qu’on lui laisse toute latitude quant à la manière de le faire.
On voit ici que la démocratie ne se cantonne pas à une élection tous les 4 ans et à des votes à la majorité absolue pour trancher. Ce qui me semble approprié dans un monde de plus en plus VICA (volatil, incertain, complexe et ambigüe) c’est d’avoir une espèce de caisse à outils démocratiques. Ils sont des nudge indispensables au partage du pouvoir.
BONUS – QUESTIONS PRATIQUES
Allez, rien que pour toi qui as réussi à lire un article jusqu’au bout (regarde, même les journalistes n’y arrivent plus : https://www.youtube.com/shorts/r99AeN8twnQ ).
Sans pour autant se lancer en gouvernance partagée et autres dispositifs innovants, voici 3 questions qui peuvent permettre à n’importe quel collectif de mieux travailler et avancer ensemble.

- Qui a l’autorité ?
Qui a la main sur le dossier que je suis en train de traiter ? Qui a assez d’autorité pour intervenir ? Quel est le rôle qui va pouvoir m’aider dans l’organisation ? Se poser ces questions peut aider à faire la distinction entre les zones de contrôle (ce sur quoi on a la main), d’influence (ce que l’on peut éventuellement influencer) et d’acceptation (ce sur quoi je n’aurai jamais la main).
- Quel est le cas concret ?
Il est humain de digresser, de circonvolutionner et de s’embarquer dans des généralités abusives. Cette question a le mérite de nous ramener au sujet en réunion ou d’aider une personne qui vient demander de l’aider sans trop savoir par où commencer.
- De quoi as-tu besoin ?
Voilà une question qui peut sembler anodine mais qui porte beaucoup en elle. Elle nous vient de la CNV (Communication Non-Violente), comme une invitation à parler en « je » plutôt qu’en « tu ». Lorsqu’une personne apporte une tension en réunion, c’est la première question qu’on pose pour aider à formuler. Elle nous habitue à nous demander : « Dans mon rôle, de quoi aurais-je besoin pour mieux le faire ? ». Plutôt que de se demander : « Qui m’empêche de faire mon travail ? » 🙄
Nos compagnons de route depuis 10 ans
https://universite-du-nous.org/ Merci à elles et eux pour leur immense travail de vulgarisation.
https://instantz.org/academie/ Merci en particulier à David Dräyer.
https://cocotier.xyz/?PagePrincipale Merci à Laurent, toujours aussi inspirant.
https://communagir.org/contenus-et-outils/comprendre-et-agir/
https://nova-consul.com/management-constitutionnel/ Nos formateurs, pionniers en France.
Last but not least : https://www.communaute-integrale.com/ la Com’In, la communauté intégrale, « un jardin vivant où se cultive la pensée intégrale, le discernement et la transformation collective ».
