“On ne sait pas où on va, mais on y va…”

De mon côté, pas d’engueulade à table cette année. Juste de l’inquiétude partagée quant à l’état de notre monde et des discussions qui aboutissent à un “Je sais pas où on va, mais on y va”. M’est alors revenu cet article que j’avais écrit en 2017, à peine relooké pour 2025 !

Où on va ?

Qu’est-ce qui fait qu’on est un peu perdu dans tout ce foutoir ? Mon oncle en marche a réussi à s’engueuler avec au moins la moitié de ses proches et préfère ne plus en parler pour ne pas les perdre définitivement ; des personnes qui se disent « de gauche » se satisfont de mesures dites « de droite » (autorité, mérite…) ; l’extrême centre (de droite) gouverne la France avec l’aval de 56 % d’abstentionnistes et les milieux populaires qui votaient pour le PC se tournent désormais vers le RN. Mais c’est quoi ce bordel ? Où on va ?

Je fais l’hypothèse, avec Edgar Morin et d’autres, que c’est notre rapport à la complexité qui doit évoluer si nous souhaitons passer ce cap sans trop d’anxiolytiques. 

Un monde Vica

Notre monde est de plus en plus complexe, VICA disent certains (Volatil, Incertain, Complexe et Ambigu). Il est difficile de penser le présent, écrit Edgar Morin*. Ortega y Gasset le résume ainsi : « Nous ne savons pas ce qui se passe, et c’est cela qui se passe ». On ne sait pas où on va.

La mondialisation a rendu les interdépendances beaucoup plus nombreuses. Macro-économie, chômage, éducation, politique étrangère, dette, quel que soit le sujet abordé, une discussion avec quelqu’un prêt à donner des arguments et à tenir compte des vôtres, devrait comporter beaucoup de “en même temps” et se terminera par un “c’est compliqué”.

Faire face à la complexité

Dans la vie politique, mais aussi au travail ou dans n’importe quel type d’organisation humaine, nous pouvons observer au moins trois manières d’affronter cette complexité :

1- Le repli sur soi

La première, c’est le repli sur soi. Cette complexité nous échappe tellement que “c’est le bordel”. Complexité = chaos = danger. Il faudrait donc “remettre de l’ordre”. On retrouve cette lecture dans les discours de Marine Le Pen (“remettre la France en ordre” était son slogan), mais également chez Jean-Luc Mélenchon dans son intervention d’entre-deux-tours et encore récemment sur BFMTV : “nous sommes les seuls à proposer de remettre de l’ordre dans tout ça”. Se laissant aller à ses élans tribuns, il a annoncé que Macron allait avoir face à lui un groupe ordonné et discipliné. Il a dû se rattraper dès le lendemain matin, après une réaction au vol de Ruffin, qui nous a permis de saisir le changement de logique entre générations.

Dans les programmes à tendance jacobine, c’est un État fort qui reprend la main, reprend le contrôle. Ce sont alors les inquiétudes et les angoisses qui ont intérêt à être mis en avant, on excite les peurs. Vu sous cet angle, l’idée est entretenue que le futur est plutôt une menace et le passé un âge d’or qu’on aurait perdu.

2- Confondre complexe et compliqué

La deuxième façon de faire face à la complexité actuelle, c’est de ne pas faire de distinction entre “complexe” et “compliqué”.

C’est compliqué…

Une situation compliquée est une situation que l’on peut finalement réussir à cerner si l’on prend du temps. On finira alors par en connaître les tenants et aboutissants et par réussir à la contrôler. Jacques Fuchs prend l’exemple d’un cockpit d’avion. Une machine très compliquée, mais qui pourra être maîtrisée si l’on s’y attelle. Tandis qu’une situation complexe est une situation qui ne sera jamais reproductible à l’identique, dont on n’aura jamais fait le tour tant les causalités et les interactions sont nombreuses. Ce qui implique qu’on ait à faire le deuil de la saisir dans son ensemble et de la contrôler.

C’est complexe…

Une journée dans un collège est complexe. Vous ne pourrez jamais contrôler qui sera absent ce jour-là, mal luné, disponible, motivé… Trop de facteurs entrent en jeu. Et comme un plat de spaghettis, vous ne retomberez jamais sur la même configuration d’une fois à l’autre. Plus généralement, ce que l’on appelle “les métiers de l’humain” sont d’emblée concernés par cette complexité, mais elle touche également tous les secteurs.

La confusion entre “c’est compliqué” et “c’est complexe” va donc nous amener trop souvent à vouloir simplifier et quand même “cerner le problème”. Or, on peut éventuellement simplifier quelque chose de compliqué, mais pas quelque chose de complexe. Le risque est alors très grand d’isoler un ou deux facteurs et de ne plus voir la situation qu’à travers ces filtres.

On tombe ainsi très rapidement du côté d’une pensée fermée. Celle-ci va créer des boucs émissaires responsables de tous nos maux (les immigrés et/ou l’oligarchie dans cette campagne présidentielle), faire des généralisations abusives (“les français”, “les riches”, “les profs”, “les médecins”,”les gens”…), être définitive et ne plus voir les contre-exemples (“la réalité, c’est que…”, “le fond du problème, c’est que…”), se donner l’illusion de maîtriser le sujet (faites le test : allumez une chaîne d’info et comptez le nombre de “évidemment”, de “bien sûr”, “il est évident que…”, “on sait bien que…”. Nous les utilisons dans nos discussions pour nous donner l’illusion que nous maîtrisons à peu près ce dont nous parlons).

Et moins on en sait, plus on en parle… Un phénomène mis en lumière par Etienne Klein : l’ultracrépidarianisme.

Pour nous sentir en sécurité dans un monde fluctuant, nous tombons vite dans le piège des certitudes. Et l’addiction est très rapide ! Nous allons alors installer des préalables incontournables dans nos argumentations et paralyser toute action qui n’irait pas dans ce sens.

3- Accepter la complexité

Il nous reste donc la troisième voie : accepter de regarder cette complexité en face et s’y adapter. Par où commencer ?

Une grille de lecture moins binaire

En essayant de “voir ce que l’on voit”, selon la formule de Charles Péguy, et tenter de décrire le réel avec de nouvelles grilles de lecture, moins binaires. Comme les mots véhiculent des théories et avec eux des représentations du monde, Daniel Favre nous invite à “commencer par devenir attentif à notre langage et aux ressentis attachés à chacun de nos mots. Par exemple, éviter chaque fois qu’on le peut le verbe « être » au présent de l’indicatif pour associer une personne avec toute sa complexité et un qualificatif, car le verbe « être » correspond au signe « = » en mathématiques et le présent de l’indicatif installe cette égalité abusive pour l’éternité ! Idem avec les marques du dogmatisme : « toujours, jamais. … ».

De nouvelles règles pour s’adapter à la complexité

Il s’agit d’arrêter de fabriquer et d’entretenir les certitudes en donnant de la place à : « il me semble, peut-être », en utilisant le conditionnel et en acceptant d’être à l’origine de nos ressentis plutôt que de les attribuer au monde extérieur.”  L’étape suivante ou concomitante ? Inventer des outils pour s’adapter, s’ajuster à cette complexité. Créer des digues, des ponts, des ports, des écluses, sur le fleuve de la vie que personne ne pourra jamais contrôler.

Dit autrement, quelles nouvelles règles du jeu on se donne pour arrêter de faire semblant qu’on maîtrise le réel et pour mieux s’y ajuster ? Des dispositifs assez souples restent à inventer plutôt que de regretter sans cesse que le fleuve ne s’adapte pas à nos structures obsolètes. Parmi ceux qui ont émergé ces dernières années, on peut citer les conférences de consensus et les assemblées citoyennes. Dans le milieu du travail, la sociocratie ou l’holacratie permettent de s’adapter rapidement aux besoins ou contraintes qui apparaissent. Dans le milieu éducatif, la CFDT souhaiterait un apprentissage tout au long de la vie plus effectif et encourage les approches éducatives alternatives comme les méthodes coopératives ou encore l’Éducation Nouvelle qui est nouvelle depuis un siècle !

 

Alors, on va où et comment ?

Finalement, quelle attitude adopter face à la famille Le Pen, aux Trump, Poutine et consorts et surtout face à leur pensée simpliste et à leurs vérités alternatives ?

En 2017, j’avais tendance à penser que discuter avec des personnes convaincues, c’était comme jouer aux échecs avec un pigeon : on peut être Kasparov en personne, le pigeon va finir par renverser les pièces, chier sur l’échiquier, et parader comme s’il avait gagné la partie.

L’image avait déjà été utilisée il y a quelques années lorsque nous nous demandions s’il fallait discuter avec JP Brighelli et les “anti-pédagogistes”. Guillaume Gueguen défendait alors l’idée qu’il fallait tout de même leur faire face. Cela non pas pour les convaincre, mais pour ne pas leur laisser le monopole d’une parole simpliste. Je plussoie aujourd’hui en ajoutant qu’on ne sait pas exactement où en sont les personnes avec lesquelles on discute. De plus, la personne que vous convaincrez ne sera peut-être pas la personne que vous avez en face de vous, mais potentiellement celle qui attend de se faire une opinion. C’est-à-dire celle qui écoute…

Gwenael LE GUEVEL

*

« Le présent n’est perceptible qu’en surface. Il est travaillé en profondeur par des sapes souterraines, d’invisibles courants sous un sol apparemment ferme et solide. De surcroît, la connaissance est désarçonnée à la fois par la rapidité des évolutions et changements contemporains, et par la complexité propre à la globalisation : inter-rétro-actions innombrables entre processus extrêmement divers (économiques, sociaux, démographiques, politiques, idéologiques, religieux, etc.). Enfin, nous, habitants du monde occidental ou occidentalisé, subissons sans en avoir conscience deux types de carences cognitives :

– les cécités d’un mode de connaissance qui, compartimentant les savoirs, désintègre les problèmes fondamentaux et globaux, lesquels nécessitent une connaissance transdisciplinaire ;

– l’occidentalo-centrisme qui nous juche sur le trône de la rationalité et nous donne l’illusion de posséder l’universel.

Ainsi, ce n’est pas seulement notre ignorance, c’est aussi notre connaissance qui nous aveuglent. »

Edgar Morin