« Tu fais grève le 5 ? »

Pourquoi je trouve désagréable de devoir répondre à cette question ? Pourquoi cette alternative “grève ou pas grève”, pour ou contre, ne me convient pas ?
Parce qu’elle m’enferme dans une alternative qui ne me laisse pas libre d’exprimer la complexité que je ressens. Creusons un peu.

Dialogue dans ma tête :

“ J’aimerais bien faire grève pour dire stop à toutes ces c… ”

“ Oui mais en même temps, comme dirait l’autre, la manif… la dernière fois on était 30 derrière le camion à faire le tour du centre ville à 10h du mat… On emmerde qui, là ? ”.

“ Oui mais en même temps, si on leur dit jamais stop, ils vont croire que tout va bien…”

“ Oui mais remarque, ils ont été élus, donc je pourrai leur dire stop dans 2 ans et puis les représentants syndicaux que j’ai aussi élus, ils vont le leur dire…”

“ Oui mais si tu fais pas grève, tous tes collègues vont se dire que t’es en marche…”

“ Oui mais si tu fais grève, c’est avec les blacks block et les autres énervés, là… Et puis 70 euros l’indignation, ça fait cher, quand même…”

“ Oui mais alors on laisse gagner la radicalité, alors ? ”

Manifestation

Voilà donc ce qui se passe dans ma tête mais il y a encore plein d’autres nuances possibles : 

  • Celui qui aurait bien fait grève mais sur un mot d’ordre précis. 
  • Celle qui est bien contente parce que le 5, elle avait déjà un truc de prévu qui ne se déplace pas et elle va pouvoir dire “là je peux pas, mais sinon, j’aurais fait grève”
  • Celui qui s’en tamponne parce que… il s’en tamponne.
  • Celle qui est épuisée au boulot et qui voudrait juste faire une pause dans tout ce bordel (comme on la comprend… surtout celle qui est au lycée en ce moment…).
  • Celui qui est déchargé syndical le jeudi et qui se gardera bien de le préciser à ces collègues qui, eux, perdront une journée de salaire.
  • Celle qui souhaite une réforme, mais pas celle-là, ou pas comme ça
  • Celui qui NE FAIT JAMAIS GREVE (mais qui se tate parce que le 5, c’est quand même bien placé pour les cadeaux de Noël…).
  • Le couple qui a trouvé la solution : “un qui fait grève”, “l’autre qui fait pas grève”.
  • etc.

Tout ceci pour finalement décider à la dernière minute entre : “fait ch… quand même de pas faire grève” parce que je me rappellerai du passage à la télé de l’autre c… ou “fais ch… quand même de faire grève” parce que j’aurai eu une discussion avec mon collègue qui a l’air de s’y connaître (et qui aura eu la bonne idée de me parler en dernier…).

Voilà le réel auquel nous avons décidément bien du mal à faire face. Un réel qui, de par notre culture démocratique restée au stade préhistorique (Rosanvallon, 2018), va être réduit à deux options : pour ou contre. Dans le cas présent, même pas possible de ne pas prendre part au vote, ni de voter blanc, le choix sera binaire : grève ou pas grève. Tu es sommé(e) de prendre position, et la bonne !

Et si… et si nous sortions de cet arbitraire réducteur ? Et si nous délaissions notre addiction à l’indignation permanente comme nous y invite Laurent de Sutter et Maxime Rovère, dans le sillage de Spinoza ? Et si nous en venions à un peu plus d’humilité en admettant que nous n’y comprenons rien et en arrêtant de commencer nos phrases par “la réalité, c’est que…” ou “le vrai problème, c’est que…” ? Alors, nous pourrions peut-être aboutir à une forme plus adulte de la démocratie. Avec des prises de décisions par essai/erreur (processus itératif) tenant compte de toute la complexité ci-dessus et permettant de corriger les effets imprévus de toute réforme. Avec de la démocratie liquide (je donne ma voix sur un sujet précis à quelqu’un que j’estime compétent en la matière). Avec de la sociocratie (prises de décision par consentement) ou de l’holacratie. Avec de la gouvernance cellulaire ou du consensus apparent. Autant de pistes qui existent déjà… à nous de nous en emparer et de ne pas nous laisser embarquer dans des débats binaires qui encouragent les postures, d’un côté, comme de l’autre…

Et toi, tu fais quoi, alors ?