Hugo Dupont est sociologue à l'université de Poitiers. Il travaille actuellement sur les normes et les déviances, l'éducation et l'école, la santé mentale et le handicap. Il est l'auteur du livre Ni fou, ni gogol adapté de sa thèse.
Pourquoi le titre Ni fou, ni gogol ?
Je voulais d’emblée livrer au lecteur ce cri poussé par les jeunes orientés en institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Itep).
Rappelons que pour qu’un jeune intègre ce type d’établissement, son comportement scolaire ne doit pas être simplement « déviant » sur le plan de l’ordre ou du respect du règlement, mais également être l’expression d’une souffrance psychique.
Cet enfant ou cet adolescent n’est dès lors plus perçu comme animé d’une volonté de nuire (refus de l’autorité et des apprentissages, violence verbale ou physique, etc.), mais comme un individu avec une souffrance psychique et des symptômes à soigner au moyen d’un accompagnement particulier. Est généralement posé le diagnostic de trouble du comportement, lequel relève des troubles mentaux reconnus par la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA).
Pour les jeunes concernés, ce diagnostic est synonyme de « folie ». D’autre part, ils doivent être orientés vers un Itep par une maison départementale des personnes handicapées (MDPH) et donc devenir officiellement handicapés (1). Or ils associent le handicap soit à une difficulté motrice – dont ils ne souffrent pas –,soit à une déficience intellectuelle qu’ils désignent, dès lors, par le mot « gogol ». Ils n’ont de cesse de répéter et de tenter de faire la preuve qu’ils sont « ni fous, ni gogols » en s’engageant dans ce qu’Erving Goffman appelait un processus de « normification » (2) : ils ont conscience d’être perçus comme anormaux et mettent tout en oeuvre pour démontrer que ce n’est pas le cas et que l’orientation en Itep est injustifiée.
Quel regard de chercheur portez-vous aujourd’hui sur l’inclusion scolaire ?
L’inclusion diffère de l’intégration en ceci qu’elle renverse la notion d’inadaptation. Dans un processus d’inclusion, ce n’est plus à l’élève présentant une déficience de s’adapter à la « forme scolaire », de se présenter comme scolairement correct, c’est à la forme scolaire de s’adapter à l’enfant présentant une déficience. Cela engage l’École à se rendre accessible à tous les élèves, quels qu’ils soient, quelles que soient leurs difficultés. La notion même d’élève handicapé perd alors de sa pertinence et est à remplacer par celle d’élève à besoins éducatifs particuliers.
Bien entendu, notre société n’en est pas là. En outre, l’accessibilité scolaire dont les ministres de l’Éducation nationale se vantent à chaque rentrée – l’occasion de nous livrer le nombre toujours plus élevé d’élèves handicapés accueillis en école « ordinaire » – est à mon sens ambiguë. J’ai eu l’occasion d’expliquer dans un ouvrage collectif (3), chiffres à l’appui, que si le nombre d’élèves handicapés accueillis à l’école ordinaire ne cesse de croître, celui des élèves « exilés » dans des institutions spécialisées de type institut médico-éducatif (IME) ou Itep stagne depuis plusieurs années.
Qui sont donc ces élèves handicapés accueillis en plus grand nombre chaque année en école ordinaire ? Certainement des élèves qui n’étaient auparavant pas reconnus comme handicapés et qui, de toute façon, ne relèvent pas d’un établissement spécialisé…
Ceux qui étaient exilés le sont toujours, et le constat d’une école qui serait de plus en plus inclusive est donc à relativiser.
Ajoutons, enfin, que si certains élèves handicapés sont mieux accueillis qu’auparavant à l’école ordinaire, d’autres ne sont toujours pas les bienvenus : tout dépend de leur déficience et de l’expression de celle-ci.
AUJOURD’HUI, NOMBREUX SONT LES ACTEURS SCOLAIRES À ÉLABORER DES ADAPTATIONS COMME ILS PEUVENT, AVEC LEURS MOYENS…
Quelles sont vos préconisations ?
À mon avis, ce qui doit fondamentalement changer, c’est le recours au diagnostic et son utilisation, la médicalisation ou l’« handicapisation » trop systématique de la difficulté scolaire. Je pense qu’il faut cesser de porter une telle importance à l’origine de la difficulté – d’ailleurs souvent externalisée par l’École, qui renonce dès lors à la traiter elle-même.
Parfois l’École se montre incapable de percevoir qu’élèves valides et élèves déficients présentent la même difficulté face à certains apprentissages, difficulté surmontable grâce à une adaptation pédagogique qui serait finalement bénéfique à tous les élèves. L’admettre participerait à la «déstigmatisation» des élèves handicapés qu’on cesserait alors de ne percevoir qu’à travers le prisme de leur handicap, lequel n’est pourtant qu’une partie seulement de leur identité tout aussi riche et complexe que celle de n’importe qui. Le fait d’être en situation de handicap ne doit plus suffire pour identifier un élève et définir ses besoins éducatifs.
Tout cela demande bien entendu quelques changements dans l’organisation scolaire. Par exemple, les équipes pédagogiques doivent s’étoffer et être pluridisciplinaires (enseignants, psychologue, infirmière, éducateurs, parents d’élèves, et d’autres encore) pour pouvoir répondre à tous les besoins éducatifs particuliers de tous les enfants, sans exception. La forme scolaire doit également gagner en souplesse dans la mesure où il faut être capable de s’adapter à chacun des élèves, et apprendre à évaluer l’adaptation mise en place pour éventuellement la faire évoluer – ce qui veut dire être capable de remettre régulièrement en question ses pratiques sans jamais se dire que l’École ne peut pas, sans recours systématique à une externalisation de l’origine de la difficulté.
Aujourd’hui, nombreux sont les acteurs scolaires à élaborer des adaptations comme ils peuvent, avec leurs moyens, tout en s’efforçant de faire preuve d’imagination. Des passerelles sont également jetées entre certains établissements spécialisés et des établissements scolaires. Tout ne fonctionne pas toujours – d’ailleurs ces expériences sont souvent méconnues et disparates, et les bonnes volontés s’essoufflent par manque de moyen, de temps et de reconnaissance –, mais il faut continuer d’essayer et de remettre en cause les pratiques routinières…
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1. Pour paraphraser la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, ce placement correspond à une restriction de participation à la scolarité en raison d’une altération de fonctions psychiques.
2. Voir Erving Goffman, notamment Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1975 (1963).
3. « La loi de 2005 et l’accessibilité scolaire : une certaine ambiguïté », in Joël Zaffran (sous la dir. de), Accessibilité et Handicap, PUG, coll. « Handicap, vieillissement, société », Grenoble, 2015.