La tribune de notre collègue de l'Espé de Nantes, Vincent Troger parue dans le Monde du 28 janvier.
« Évitons de croire dans les seules vertus des algorithmes comme Parcoursup »
Les élèves de terminale ont jusqu’au 14 mars pour formuler leurs vœux sur Parcoursup. Le chercheur Vincent Troger souligne le caractère inégalitaire des conditions d’études, entre filières sélectives et cursus universitaire.
Tribune. A la rentrée 2017, les inégalités d’accueil des bacheliers dans l’enseignement supérieur et la sélection par tirage au sort pratiquée dans certains départements d’universités ont été vivement critiquées dans les médias. Le ministère a alors pris très rapidement la décision de changer le logiciel d’orientation postbaccalauréat. Il est évidemment trop tôt pour établir un bilan sérieux du nouveau système et tel n’est pas l’objet de cette réflexion. Ce qui paraît en revanche très significatif dans cette affaire, c’est qu’un gouvernement ait pu penser que les difficultés d’accès à l’enseignement supérieur trouveraient leur solution dans un changement de plate-forme numérique.
La nature des difficultés de notre système d’enseignement supérieur est pourtant identifiée depuis longtemps, et elle est d’ordre profondément structurel. François Dubet a récemment résumé le problème dans l’introduction d’un livre du sociologue Romain Delès intitulé Quand on n’a « que » le diplôme… (PUF, 2018). Il rappelle que l’enseignement supérieur français se caractérise par un clivage très prononcé entre deux types de filière. D’un côté « les formations sélectives, que celles-ci soient prestigieuses et difficiles d’accès, comme les grandes écoles (…), ou qu’elles soient plus courtes et plus immédiatement professionnelles, comme les BTS et les IUT ». De l’autre, les « formations peu sélectives à l’entrée où normalement le bac suffit, notamment dans les sciences humaines et les humanités ». Ce n’est qu’à la lumière de ce constat qu’on peut correctement analyser les difficultés récentes de l’orientation postbaccalauréat.
Des taux d’encadrement très contrastés
On observe d’abord que la question des protocoles de sélection ne fait l’objet d’une indignation publique qu’à propos des filières que Dubet qualifie de « peu sélectives », c’est-à-dire les filières universitaires, essentiellement en sciences humaines et sociales. Personne ne proteste contre la sélection parfois sévère que subissent les bacheliers à l’entrée des classes préparatoires, des IUT, des BTS, des écoles de commerce, des instituts d’études politiques, des écoles d’infirmiers, etc. Mais on trouve très injuste de les sélectionner à l’entrée des universités.
Or ce qui différencie les filières où la sélection fait l’objet d’un large consensus de celles pour lesquelles la sélection soulève l’indignation générale, c’est d’abord, comme le rappelle Dubet, que les premières offrent, contrairement aux secondes, des débouchés assez solides sur le marché du travail. C’est ensuite qu’elles coûtent nettement plus cher : 15 760 euros par étudiant en classes préparatoires, 14 210 euros en BTS, contre 10 330 euros dans les universités. Cette différence de coût s’explique essentiellement par les écarts de taux d’encadrement : des effectifs surchargés à l’université, surtout en sciences humaines, des effectifs comparables à ceux des lycées dans les filières sélectives.
Quel que soit l’algorithme qui fera fonctionner la plate-forme d’orientation postbaccalauréat, sa fonction sera donc la même : trier entre ceux des bacheliers qui auront accès à une formation délivrée dans de bonnes conditions d’encadrement, avec des moyens acceptables et des débouchés professionnels identifiés, et ceux qui devront s’entasser dans des amphithéâtres et des salles de travaux dirigés surchargés sans pouvoir envisager clairement les débouchés des études qu’ils suivent. La question de fond qui se pose à notre enseignement supérieur peut donc se formuler assez simplement : dans la mesure où la croissance des diplômés supérieurs est reconnue comme une nécessité pour les sociétés contemporaines postindustrielles, comment assumer cette croissance dans un système aussi explicitement clivé entre deux formes d’enseignement radicalement inégales ?
Pour approfondir cette question, il convient d’abord de rappeler que la population active française ne comprend aujourd’hui que 17 % de cadres et 26 % de professions intermédiaires, soit un total de 43 % de catégories socioprofessionnelles susceptibles de recruter des diplômés au-delà du baccalauréat. La politique de croissance du nombre d’étudiants repose sur l’hypothèse que cette proportion augmentera dans un futur plus ou moins proche. Mais à court terme, il faut admettre que le marché du travail n’offrira probablement pas les débouchés professionnels correspondant aux attentes de la totalité des 79 % de bacheliers que comprend désormais chaque classe d’âge, et dont une large majorité poursuit des études supérieures.
Repenser les études universitaires
Ce ne sont plus les conditions d’entrée dans l’enseignement supérieur qui sont en jeu, mais la manière dont les universités doivent s’adapter à la mission qui est désormais la leur et qui est schématiquement de deux ordres. Elles doivent d’abord continuer à assurer leur fonction initiale de production de recherche scientifique. Mais elles doivent aussi assumer la croissance de leurs effectifs pour répondre aux besoins de la « société de la connaissance » et satisfaire les attentes légitimes d’une population de bacheliers écartée des filières sélectives. Ainsi formulé, ce n’est pas seulement un problème d’équité dans la répartition des moyens qui se pose, mais aussi la nécessité de repenser profondément la structure et les finalités des études universitaires. Il convient donc là encore de poser les bonnes questions.
Pour accueillir et accompagner les étudiants qui ont obtenu des résultats modestes aux lycées et au bac, comment faut-il penser les contenus et les méthodes des premières années ? Les confronter directement à des savoirs issus de la recherche, ou penser des contenus exigeants mais accessibles ? Confier ces enseignements exclusivement à des enseignants-chercheurs et des étudiants en thèse, et/ou à des enseignants disposant d’une expérience pédagogique ? Faut-il distinguer les formations à des fins de certification et les formations visant à former des chercheurs, et si oui, à quel moment du cursus faut-il le faire ?
Faut-il continuer à analyser en termes d’échec le pourcentage élevé d’étudiants qui abandonnent ou changent de formation en début de cursus, ou faut-il y voir le signe normal d’une recherche du sens des études pour des jeunes qui n’ont pas eu accès aux formations sélectives ? Ne faut-il pas, dès lors, chercher à mieux aménager les cursus pour autoriser les cheminements complexes que la société contemporaine impose à ces jeunes et, par exemple, ne pas pénaliser par des frais d’inscriptions très élevés les étudiants qui reprennent des études après un passage dans l’emploi, ou encore faciliter les cursus des étudiants salariés ?
Et puisqu’il est question de coût des études, ne serait-il pas normal que les frais de scolarité soient plus élevés pour les familles qui en ont les moyens que pour les autres ? Pourquoi ce qui fait consensus pour les frais de crèche ou de garde d’enfant serait-il choquant pour les études supérieures ? Est-il normal que les études en classes préparatoires soient gratuites ?
Personne n’a pour l’instant les réponses à toutes ces questions. Espérons seulement qu’on puisse les poser sereinement, sans tabou, et en évitant les propos aussi péremptoires qu’incantatoires ou la croyance dans les seules vertus des algorithmes.
Le texte original est accessible ici : https://www.lemonde.fr/education/article/2019/01/28/evitons-de-croire-dans-les-seules-vertus-des-algorithmes-comme-parcoursup_5415821_1473685.html?fbclid=IwAR2MftzJ_IwQYb4wUwqbUakqOW